jeudi 3 janvier 2008

Le prix des exercices biaisés

Les armées sont par nature amenées à s'exercer constamment, que ce soit pour assurer leur disponibilité de base ("fit for mission") ou atteindre et maintenir leur disponibilité opérationnelle ("fit for the mission"). Les exercices font partie intégrante des activités d'instruction et en constituent même le couronnement, dans le sens où ils peuvent servir de validation pour les capacités développées, que ce soit pour les exercices d'état-major ou les exercices de troupe. De ce fait, les exercices doivent logiquement aboutir parfois à des échecs, à des impasses, à une remise en cause des doctrines comme des structures. Ce qui est bien difficile à mettre en oeuvre, lorsque les carrières des individus et le pouvoir des organisations sont en jeu.

Biaiser les exercies pour éviter de telles remises en causes a toutefois un prix quelquefois exorbitant. Le livre du général Bruno Chaix, "En mai 1940, fallait-il entrer en Belgique ?", le rappelle clairement. Entre fin 1936 et début 1937, un exercice sur carte du Conseil supérieur de la guerre français simule une opération de défense face à une attaque allemande passant par la Belgique et par la Hollande, d'ailleurs similaire au plan existant en 1939 ; mais la simulation réaliste de la Blitzkrieg, avec les capacités d'exploitation des Panzerdivisionen, est niée par le Haut commandement français, le général Gamelin parlant de "roman" et insistant que la progression allemande aurait dû être plus méthodique et prudente - un peu à la manière de la doctrine française (ou des pans traditionnalistes de la Wehrmacht).

La conclusion logique d'un tel exercice, à savoir l'impossibilité d'appliquer la doctrine du front continu face au couple char/avion et donc la nécessité d'assurer une défense dans la profondeur couronnée par une masse de manoeuvre mécanisée comme réserve générale, n'a donc pas été tirée. Au contraire, cette masse de manoeuvre - la 7e Armée du général Giraud - sera gaspillée dans une vaine poussée en Belgique et aux Pays-Bas pour l'illusion d'une liaison avec les forces des pays neutres et d'un renfort substantiel, alors que celles-ci seront balayées en quelques jours par le plan révisé des Allemands. Mais qui, en temps de paix, peut s'opposer victorieusement aux doctrines en cour comme aux hommes en place ? Les empêcheurs de penser en rond, les "mavericks", sont bien vite mis à l'écart.

Et qu'en est-il en temps de guerre ? Un autre exemple est à cet égard probant : le plan développé par les Japonais pour prendre l'île de Midway et détruire les derniers porte-avions américains, afin de s'assurer un avantage définitif dans le Pacifique. Le fait de viser deux objectifs contradictoires, avec une flotte divisée et dispersée, engagée dans une manoeuvre spéculant sur la surprise et la réaction de l'adversaire, aboutira à un désastre retentissant. Mais ce désastre aurait pu être prévenu : un exercice d'état-major visant à tester le plan, sorte de kriegspiel aéronaval mené par la flotte combinée nippone, a abouti à la destruction théorique de 2 grands porte-avions japonais, et donc à l'échec de l'opération. Mais les amiraux ne pouvaient admettre un tel résultat et, sur la base des premiers mois de guerre, ont pensé que l'exercice avait surestimé l'adversaire ; du coup, on transforma le bilan en 1 seul porte-avion endommagé. Au lieu des 4 qui seront finalement coulés.

Les exercices sont indispensables aux armées, quelle que soit leur situation. Mais s'exercer en s'interdisant par avance de remettre en cause des plans, des processus, des structures et des doctrines ne peut qu'aboutir à des illusions dangereuses.

7 commentaires:

fboizard a dit…

Ca ne vous consolera pas, mais vous savez, c'est le lot de toute organisation d'aimer son petit confort.

Vous n'imaginez pas le nombre de fois où l'on entend en entreprise «Les Chinois ? Des T-shirts, OK, mais notre fabuleux produits que le monde entier nous envie, ils n'arriveront jamais à en faire. Les Chinois ne passeront pas par les Ardennes, les Ardennes ont infranchissables aux Chinois.»

Anonyme a dit…

C'est d'ailleurs généralement à Gamelin que l'on attribue le "Nous gagnerons parce que nous sommes les plus forts" qui figurerai en 1939 sur des affiches françaises.

Quand une organisation, quelle que soit sa nature ou ses ressources, est dirigée par un imbécile, le drame est inévitable.

Anonyme a dit…

J'ai lu il y a quelques années, dans Le Point je crois, un quelques pages sur cet exercice de 1937. La conclusion 1 était la même (l'armée française allait être rapidement taillée en pièces par les Panzerdivisionen) mais pas la conclusion 2. L'auteur estimait que l'état-major français avait bien compris les résultats et que le réarmement (trop tardif) qui a suivi, en était la conséquence. Peut-être même aussi la non-entrée en guerre en 1938. Je ne me souviens pas que le général Gamelin était mis en cause ; selon ma mémoire peut-être défaillante, l'exercice de 1937 aurait au contraire bouleversé ses certitudes antérieures. Désolé de ne pouvoir être plus précis. Et de toute façon, le parcours de De Gaulle le rappelle, la doctrine d'emploi française de 1939 restait celle obsolète.

Ludovic Monnerat a dit…

Le livre du général Chaix me paraît une bonne référence en la matière. Il mentionne également un exercice de cadres dirigé en 1938 par le général Prételat sur une percée allemand dans les Ardennes. Aussi bien le général Gamelin que le général Georges ont alors estimé que l'avance prêtée aux Allemands était bien trop rapide - quoique réaliste, la suite le montrera - et que le général Prételat avait joué le pire des cas...

fboizard a dit…

«le général Prételat avait joué le pire des cas...»

Curieuse remarque de la part d'un militaire : l'objectif de l'adversaire n'est-il pas justement de vous mettre dans le pire des cas ?

Avant l'invasion américaine, un général des Marines avait joué le rôle de Saddam Husein avec grande efficacité lors d'un exercice.

Le gratin du Pentagone s'était employé à minimiser la chose.

Ce n'est pas parce que l'invasion s'est plutôt bien passée qu'ils ont eu raison.

Je lis avec intéret le livre du général Chaix.

Anonyme a dit…

Cet article tombe à point nommé pour vous poser une question : sur mon blogue, je viens d'évoquer le développement rapide des exosquelettes qui seront peut-être sous peu employé dans certaines armées.
N'y aura-t-il pas alors une révision des techniques de combats pour les fantassins à envisager ? Dans Etoiles Garde à vous de Heinlein, l'auteur image des combinaisons remplaçant à la fois un char un un hélicoptère et permettant de surveiller un périmètre d'environ 100 km de rayon par un seul homme...

Vincent Jappi a dit…

Iran Encounter Grimly Echoes ’02 War Game
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By THOM SHANKER
Published: January 12, 2008

WASHINGTON — There is a reason American military officers express grim concern over the tactics used by Iranian sailors last weekend: a classified, $250 million war game in which small, agile speedboats swarmed a naval convoy to inflict devastating damage on more powerful warships.
http://www.nytimes.com/2008/01/12/washington/12navy.html