mercredi 26 décembre 2007

Un problème de perspective

Ces dernières semaines, à l'occasion de diverses expériences que je ne peux rapporter ici, je me suis rendu compte à quel point les armées conventionnelles sont encore tournées, dans leurs processus de planification comme de conduite de l'action, vers le combat symétrique de haute intensité. Cette orientation se manifeste en particulier par le fait que chaque formation et chaque état-major recherche avant tout la maîtrise d'un espace physique donné, correspondant au secteur d'engagement dessiné par l'échelon supérieur (ou, au niveau armée, par les frontières nationales). L'espace psychologique constitué par les êtres intelligents situés physiquement dans cette zone n'est guère pris en compte. Les "soft factors" sont complexes, difficiles à mesurer, et donc largement ignorés. On se raccroche à ce que l'on connaît, à ce que l'on sait.

Ce repli intellectuel est un luxe que ne peuvent se permettre les armées engagées dans des conflits de basse intensité, comme le montre l'exemple de l'Irak, où les pertes subies par les forces armées américaines ont fortement contribué à l'application d'une doctrine de contre-insurrection tranchant largement avec la simple phase de stabilisation ou de normalisation prévue par la doctrine conventionnelle. En revanche, pour les armées non engagées - comme l'armée suisse - ou pour celles qui envoient avant tout leurs forces spéciales dans ces conflits, il n'y a pas d'incitation impérieuse au changement. On y perpétue l'idée que l'approche classique a fait ses preuves et que le combat traditionnel reste la mission centrale, le défi principal des armées. Comme si le monde n'avait pas changé.

Un exemple tiré des processus de commandement utilisés en Suisse, mais présents dans bien d'autres armées, est à cet égard éloquent. Lorsque l'on procède à l'appréciation de la situation, on distingue l'analyse du milieu et l'analyse de l'adversaire, respectivement de la partie adverse, alors même que l'un et l'autre sont largement indissociables. Lorsque l'on se penche sur le milieu, on s'intéresse d'abord aux axes, puis aux obstacles, puis aux compartiments de terrain, avant de se soucier d'aspects particuliers (population civile, météorologie) pour conclure par l'identification du terrain-clef. On s'intéresse à bleu (nous), à rouge (l'adversaire), au terrain, aux délais et à la mission : le reste n'existe pas. Y compris sur les calques savants établis en cours de travail.

Les réponses à ces carences criantes sont dans l'ensemble connues : ajouter des cartes politiques et thématiques aux cartes géographiques, intégrer la notion de permissivité, qui combine précisément le terrain et les acteurs, ou encore procéder à des analyses en réseau de ces acteurs. Cependant, 18 ans après la chute du mur de Berlin, et donc après la fin d'un face-à-face militaire primant sur tout le reste, les méthodes de travail des armées en restent largement inspirées. Et les missions tactiques que l'on donne aux éléments de mêlée, bien souvent, se conjuguent en verbes tels que barrer, tenir, garder, protéger, surveiller, explorer, voire user et détruire. Influencer, dissuader, diviser, encadrer, voire normaliser ou développer, ne font pas encore partie du vocabulaire militaire. Nous y viendrons...

10 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci pour ce billet qui soulève un problème intéressant. Je crois cependant que l'Armée suisse s'est mise au travail dans ce domaine, ce à quoi vous n'êtes peut-être pas étranger. Ma question est la suivante : les militaires suisses spécialisés dans les nouveaux domaines du combat et qui manient notamment l'information comme une arme ont-ils mission de former certains de leurs collègues incorporés dans des troupes classiques?

Anonyme a dit…

À force de voir ces préoccupations développées sur ce blog, on se dit : les idées doivent être passées dans le discours commun, les mentalités doivent avoir changé… et alors ben non ?…

Unknown a dit…

L'armée américaine apprend sur le terrain, quelque chose que l'armée suisse ne peut pas faire (qu'on s'en félicite ou qu'on s'en effraie est un tout autre débat.) Pour ma part, je trouve très étonnant que les état-majors s'intéressent si peu à la géopolitique, au moins pour en tirer des informations opérationnelles.

Comment un militaire, et encore plus un militaire de haut rang, peut-il rester hermétique à la base de connaissance que représente la pacification de l'Irak? La curiosité et la remise en question me sont toujours apparues comme essentielles pour ce genre de poste. Si vos plans de bataille sont en retard d'une guerre, vous n'avez aucune chance (sauf à espérer une progression ennemie assez lente pour vous permettre une remise en question de crise! Mais tous les adversaires ne laissent pas une telle chance...)

Ludovic Monnerat a dit…

Ma réponse à ces 3 commentaires sera double (et partielle).

D'une part, il suffit de prendre les règlements de conduite de l'armée pour mesurer le problème. Le règlement "Commandement et organisation des états-majors" décrit le processus de planification de l'action que j'ai résumé dans mon billet, et qui est effectivement adapté à une situation de combat classique. Les réflexions de l'armée suisse vont plus loin (voir les Bases doctrinales à moyen terme), mais la pratique actuelle reste celle-là.

D'autre part, l'armée de milice amène nécessairement dans les états-majors des cadres qui ont une expérience professionnelle et civile au contact des réalités contemporaines, et qui bien des fois ont une démarche novatrice dans la résolution des problèmes. Il ne faut pas longtemps à un officier de milice pour reconnaître les faiblesses d'un règlement et pour chercher lui-même des solutions.

Anonyme a dit…

Tout d’abord, heureux de vous revoir de retour. Espérons que ces problèmes informatiques seront vite résorbés…
Sur le fond de votre billet, il est clair que, mais ce n’est pas une spécificité helvétique, loin de là, les entraînements et simulations mettent l’accent sur la guerre symétrique de haute intensité plus que sur les conflits « différents » (asymétriques, contre-insurrectionnels…) où les armées occidentales vont s’engluer de par le monde. Cela tient à un certain conformisme intellectuel, certainement, mais aussi à des facteurs plus objectifs : le premier est le coût (mettre en place un exercice réaliste incluant les facteurs humains complexes qu’on retrouve dans les milieux mouvants de la stabilisation est extrêmement long, difficile et demande un investissement non négligeable que les armées qui ne sont pas directement confrontés à ce problème rechigneront à fournir) ; le second réside dans la difficulté qu’il y a non seulement à appréhender ces formes particulières de guerre mais aussi à transmettre correctement cette perception qui reste de l’ordre de l’intuition et de la dimension « artistique » de la guerre. Comme dans tout art, il est plus aisé de transmettre la technique que l’essence même qui fera percevoir à l’élève et au praticien ce qui se trouve au-delà de la simple répétition de leçons bien apprises. Par exemple, un élève doué apprendra, à force d’entrainements, à reproduire correctement les toiles d’un grand maître. Ce n’est pas pour autant qu’il saura trouver en lui les ressources nécessaires qui le feront devenir à son tour un artiste plus qu’un artisan.
Ainsi, l’étude des bonnes vieilles techniques de la guerre « classique » reste valable mais devrait être complétée par une autre dimension, plus ouverte et intuitive, qui fera appel à l’invention, à la perception et au vécu intellectuel et individuel de chaque chef. En l’occurrence, savoir comment se comporter en opération de stabilisation dans une zone plus ou moins hostile peuplé de civils plus ou moins amicaux et culturellement différents relève davantage d’une ouverture personnelle que d’un ensemble de techniques qu’on pourrait consigner dans un manuel et qui marcheraient à tous coups. Inculquer cette capacité de « pénétration » de la pensée adverse, non seulement dans un cadre tactique conventionnel mais aussi dans un milieu plus changeant est un cheminement difficile et qui, à l’évidence, n’est pas à la portée de tous et tout de suite.
Les américains ont fait, par la force des choses, de gros efforts dans ce domaine mais, malgré leurs investissements, ils se heurtent encore à de sérieux blocages, volontaires ou non. Car la guerre au sein des populations réclame un doigté, un art particulier qu’il est difficile d’acquérir, en particulier lorsqu’on est soi-même issu d’un environnement culturel assez peu ouvert aux autres… En définitive, on peut même se demander si l’éducation tout court, bien avant l’éducation militaire, n’est pas une des clés qui permettra de mieux appréhender ces problèmes pour les affronter correctement

-YMS- a dit…

Enfin, de nouveau en ligne ! Meilleurs voeux à tous -YMS-

Ludovic Monnerat a dit…

Entièrement d'accord avec la remarque de François Duran sur la difficulté non seulement d'appréhender les réalités complexes des opérations de stabilisation, mais également de préparer des exercices sur ce thème. Il est beaucoup plus facile de recourir à l'abstraction ami / ennemi.

Ceci dit, je ne crois pas que l'on puisse laisser à l'éducation en général ou au talent particulier le soin de former les chefs militaires à de tels environnements, alors même que la doctrine d'emploi des forces va précisément dans une autre direction. Si c'est une illusion que de présenter une doctrine de stabilisation tirée au cordeau et aussi mécanique qu'un plan de feux d'artillerie dans la profondeur lors d'une attaque frontale, cela n'interdit d'identifier les principes nécessaires pour une action dans ce contexte (on y parvient) ou les processus qui permettent de les mettre en oeuvre au mieux.

Anonyme a dit…

petit rétrolien manuel pour signaler ce nouveau blog (merci à François Duran pour la même raison)

fboizard a dit…

Je me méfie énormément de tout ce qui tend à étendre les missions de l'armée au delà de la "simple" action militaire, force contre force.

Car, attribuer au soldat une mission spirituelle, culturelle, politique, psychologique plus vaste que la mission de force, c'est une vision coloniale, et je ne connais pas de guerre coloniale qui a bien fini.

L'armée coloniale, qu'elle fut française, anglaise, belge ou suisse :-) séduisait les militaires justement en ceci qu'elle "ennoblissait", qu'elle étendait, leur mission, mais qu'y ont gagné leurs nations ?

Et les armées ont été en danger d'y perdre leurs âmes. Est-il nécessaire qu'un Français vous rappelle l'abaissement moral de l'armée française lors de la guerre d'Algérie ?

C'est pourquoi, si l'on me dit qu'une armée est inapte à une mission impliquant des opérations de police, une action psychologique, une conquête "des coeurs et des âmes", une "pacification",je dis que ce n'est pas l'armée qui est inadaptée, je dis que c'est la mission qui est mal choisie.

Si l'armée américaine commet des erreurs en Irak, c'est du non pas à une inaptitude des militaires mais à un mauvais choix politique initiale.

Vous pourriez me rétorquer que je peux avoir raison en théorie mais que, quelquefois, après que les erreurs politiques aient été commises, il faut bien "pacifier".

Hé bien, au fond, j'en doute, je crois que les situations de type colonial (au sens militaire) sont toujours vouées à l'impasse, simplement, on le réalise plus ou moins vite, suivant les circonstances.

Je pense que les Américains, qui sont dans une telle situation en Irak, finiront par partir sans tambours ni trompettes en laissant les Irakiens à leur foutoir. Je ne sais pas quand.

Pour conclure, je ne prends pas l'habitude de l'armée suisse de préparer une guerre "force contre force" pour un signe d'arriération, mais plutôt de sagesse. Et puis, être en retard d'une mode, c'est être en avance sur la suivante.

Ludovic Monnerat a dit…

Pour répondre à fboizard, j'ai jugé préférable d'écrire un autre billet, à la fois pour des raisons de place et pour ne pas s'écarter du thème (ce billet portait sur le comment, et pas sur le pourquoi).